Paysages calcinés, formes émergentes, figures reflétées, troublées, presque noyées : chez Nicolas Baghir, la réalité semble s’absenter dans l’image pour mieux faire apparaître ce qui la hante : spectres, destruction, esprits. Une brume tenace, une lumière rasante ou un reflet tremblant saisissent un mouvement de luciole : apparition – disparition, apparition - disparition. L’artiste se situe délibérément loin du réalisme auquel on réduit souvent la photographie. Il en fait un art de l’illusion pour mieux rejoindre des écarts, une étrangeté, des fissures : en entrant dans ces interstices entre deux mondes, on accède autrement au réel, à sa blessure, à sa beauté.
Nicolas Baghir invente des techniques pour transformer la matière, des dispositifs optiques pour démultiplier les chambres, pour augmenter les possibilités de l’œil, agrandir la rétine. Certains phénomènes visuels sont spectaculaires, d’autres ténus, presque secrets. Mais toujours ils mettent la photographie en excès, la font déborder du côté de la peinture, de l’abstraction, de la couleur pure, du théâtre d’ombres. Ils émettent des signes, une pensée antérieure à l’image.
Le point commun entre les Perturbations numériques (PN # et PNC #) et les Passeports (PP #) c’est que Baghir y place quelque chose – un modèle, un paysage, une image – dans la glace. Pour les Perturbations, une photo est prise dans un bloc de glace, puis grattée, creusée jusqu’à faire apparaître une image en train de fondre, mais qu’il faut alors fixer par une seconde photographie, à l’instant même où elle pourrait disparaître ou perdre sa forme. Pour les Passeports, une vitre en plexiglas est apposée sur une peinture – une toile sans cesse recyclée et repeinte – et le sujet vient y incruster son reflet. L’œil photographique crée l’image à partir des effets les plus troubles, ou les plus troublants, de la composition. Le sujet n’est jamais frontal même lorsqu’il paraît nous regarder ; il est toujours de côté ou derrière, ce qui supprime l’effet de « male gaze » tout en inscrivant le surgissement d’un être de passage, dont on ne sait pas toujours à quelle époque ou à quel monde il appartient.
Les images-mémoires ainsi produites ne sont pas des images-miroirs. Elles disent quelque chose de la vitrification du souvenir, qui revient transformé par le temps qui passe, parfois sur le point de fondre, et que l’on voit passer en mouvement dans la composition. L’image-mémoire est une image-temps : elle fixe un passage où le sujet s’absente sans mourir pour autant.
Tiphaine Samoyault